Illustration Tribune Le Monde du 15 Octobre 2019.

La peur de la discrimination au travail est la première cause de la non-syndicalisation.

« La peur de la discrimination au travail est la première cause de non-syndicalisation »

Par Jean-Claude Branchereau, Gérard Billon et Patrick Brody.

Tribune publiée par LE MONDE le 15 octobre 2019

Pour la première fois, un rapport d’organisations publiques met en évidence que des millions de salariés sont sanctionnés quand ils exercent une liberté inscrite dans la Constitution, expliquent dans une tribune au « Monde » trois militants de la CGT.

Selon l’enquête sur les discriminations dans l’emploi du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT), la discrimination syndicale par les employeurs est un phénomène massif et répandu. 42 % des actifs estiment que s’ils exercent la liberté de se syndiquer, ils prennent un risque pour leur emploi, leurs conditions de travail, leur rémunération et leur déroulement de carrière. Ce n’est pas de la paranoïa, puisque l’étude en question révèle que presque la moitié de celles et ceux qui ont pris ce droit de se syndiquer confirment qu’ils ont été victimes de représailles de la part de leur employeur. Et 67 % d’entre eux perçoivent leur engagement comme un risque professionnel. Enfin, le niveau de la répression augmente en cas de participation à l’activité syndicale, de prise de responsabilité dans les institutions représentatives du personnel, d’exercice d’un mandat de délégué. Il est maintenant officiel que c’est la peur, justifiée, de la discrimination au travail qui est la première cause de non-syndicalisation chez les salariés. Dans cette situation, que valent les déclarations patronales et gouvernementales sur l’importance d’une prétendue démocratie sociale ? Bien sûr, nous syndicalistes ne découvrons pas cette stigmatisation du syndicalisme que nous dénonçons depuis des années. En plus des mesures de rétorsion contre les syndiqués, il y a les attaques des médias, les procès contre les syndicalistes, les remises en cause des moyens et des locaux, les lois qui réduisent le droit syndical.

La stigmatisation du syndicalisme

En 2015, une analyse du Fonds monétaire international (FMI), passée elle aussi assez inaperçue, relevait l’existence d’un « lien entre la baisse du taux de syndicalisation et l’augmentation de la part des revenus les plus élevés dans les pays les plus avancés durant la période 1980-2010 ». Cette étude expliquait ce lien par le fait qu’« en réduisant l’influence des salariés sur les décisions des entreprises », l’affaiblissement des syndicats a permis « d’augmenter la part des revenus constitués par les rémunérations de la haute direction et des actionnaires ».

Les économistes du FMI estimaient que la moitié du creusement des inégalités pouvait être attribuée au déclin des organisations de salariés. De là à trouver que la stigmatisation du syndicalisme constatée dans le rapport du Défenseur des droits ne tient ni du hasard, ni de la fatalité, il n’y a qu’un pas que nous franchirons allègrement.

Ne faut-il pas y voir la mise en œuvre des recommandations que Friedrich Hayek, penseur libéral majeur, formulait dès 1947 : « Si nous voulons entretenir le moindre espoir d’un retour à une économie de liberté, la question de la restriction du pouvoir syndical est une des plus importantes » ? Soixante-dix ans plus tard, nous constatons que de Reagan à Thatcher, de Sarkozy à Macron, les amis politiques de Hayek ont réussi à créer une situation où les employeurs, privés et publics, peuvent sans problème sanctionner celles et ceux qui exercent une liberté publique sans que cela ne provoque une réaction à la hauteur de l’enjeu, ni des politiques, ni des médias, ni de l’opinion publique. Et cela ne touche pas que le domaine du social.

Les dogmes du libéralisme

L’effacement du syndicalisme, point d’appui historique de la plupart des avancées émancipatrices, porteur de valeurs d’unité, de solidarité, est bien plus qu’une aubaine pour les détenteurs du capital et la domination des intérêts financiers. Son recul comme représentation du monde du travail aujourd’hui laisse le champ libre aux idées régressives de l’extrême droite, aux divisions qui minent le vivre-ensemble. Il structure des comportements de soumission à l’ordre des patrons et aux dogmes du libéralisme qui pèsent en négatif sur l’ensemble de la société.

C’est pour cela que l’étude du Défenseur des droits et de l’OIT doit provoquer une réaction d’une autre ampleur que les quelques déclarations formelles publiées jusqu’ici. Syndicats bien sûr, mais aussi associations militant pour les libertés, partis politiques de transformation sociale devraient s’appuyer sur ce rapport pour interpeller le pouvoir, garant de l’exercice sans entraves des libertés publiques. Ils devraient exiger les mesures législatives nécessaires pour que le droit syndical soit réellement garanti dans ce pays.

Et cela ne doit pas se limiter à un renforcement – même s’il est indispensable – des procédures judiciaires pour rétablir les salariés dans leurs droits et condamner les employeurs fautifs. Le rapport souligne que même si 90 % des affaires portées devant les tribunaux se concluent par la reconnaissance de la discrimination, une toute petite minorité de celles et ceux qui en sont victimes font un recours, craignant une recrudescence de la répression à leur encontre.

Une prise de conscience et la nécessité d’engagement d’une risposte

Ces dernières années, et même s’il reste beaucoup à faire, les mobilisations et actions dans tout le champ de la société ont fait reculer l’idée de la fatalité des discriminations racistes, de genre, sexuelles, religieuses. Des mesures et des lois pour les éradiquer ont été gagnées, permettant des avancées démocratiques émancipatrices pour le monde du travail et nourrissant ainsi les luttes pour imposer une politique de progrès social, démocratique et écologique.

La lutte contre la discrimination antisyndicale doit être du même niveau. Nous ne pouvons pas laisser se perpétuer une situation qui laisse des millions de salariés qui exercent leur liberté de se syndiquer dans la crainte de voir leur vie se détériorer par les mesures de rétorsion pourtant illégales, de leur patron.

Plus largement, on ne peut pas penser qu’on va arriver à transformer la société, à en finir avec ces politiques qui font passer les intérêts financiers avant les valeurs humaines, en laissant le syndicalisme s’affaiblir sous les coups des tenants du libéralisme. La parution du rapport du Défenseur des droits doit être l’occasion d’une prise de conscience et de la nécessité d’engagement d’une riposte à la hauteur de l’enjeu

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